"Sociologie et télévision, arrêt sur le mage"
par JeanLouis Fabiani
Le Monde, mercredi 12 février 1997, p.15
JeanLouis Fabiani est directeur d'études à l'École des hautes
études en sciences sociales
(Ehess).
Le livre que vient de publier Pierre Bourdieu, Sur la télévision, pour dénoncer
« l'emprise du
journalisme » reçoit un accueil généralement favorable de la part des journalistes. Il
vaut la
peine de s'arrêter un instant sur quelques aspects surprenants de ce paradoxal brûlot qui
vise à diffuser dans le grand public « les acquis de la recherche sur ta télévision ».
Ce n'est
pas la première fois que le grand sociologue cherche à rendre ses concepts accessibles au
plus grand nombre : divers ouvrages de vulgarisation balisent son parcours (Questions
de
sociologie, Choses dites, Réponses). Le très remarquable succès de quelques ouvrages
savants de l'auteur, habitué des listes de bestsellers (La Distinction, La Misère du
monde,
etc.), rend d'ailleurs cette opération de médiation plutôt redondante : mais peu
importe.
Peu importe également qu'on ne discerne pas, dans ce qui apparaît à la lecture profane
comme un pamphlet fort bien tourné, les chantiers de recherche dont on nous présenterait
les « résultats ». Chacun sait que les leçons télévisées dont on lit ici la transcription sont la
traduction « à chaud » de la fureur, fort compréhensible, de l'auteur, à l'issue d'une émission
de télévision où il n'avait pu s'exprimer dans de bonnes conditions.
Le message est clair : la logique du marché exerce une emprise croissante sur le « champ
journalistique », lequel contribue à son tour, dans d'autres secteurs de la production
culturelle, à l'accroissement de la pression du commercial sur le « pur ». Le
sociologue ajoute
sa voix à un ensemble de protestations contre la tyrannie de l'Audimat qui n'ont pas besoin
de justification scientifique pour se faire entendre. Les propos que viennent d'échanger
Claude Allègre et Denis Jeambar dans la revue Le Débat (janvier 1997) sont
nettement plus
stimulants, bien qu'ils n'affichent aucune prétention scientifique : on peut s'y faire une idée
plus claire des mécanismes qui ont conduit récemment à la domination d'une forme de
journalisme politique très connivente avec son objet.
L'idée selon laquelle il est de plus en plus difficile pour l'intellectuel, s'il veut être entendu, de
rester sourd aux sollicitations du marché, constitue un solide lieu commun. Cette idée reçue
mériterait pourtant de ne pas être prise comme allant de soi. On pourrait ainsi se demander
quel type d'épreuve permettrait de confirmer la thèse de la solitude croissante de
l'intellectuel « pur » : la comparaison de la réception des travaux de Durkheim et de
Bourdieu par leurs « champs journalistiques » respectifs serait sans doute
instructive à ce
sujet.
Pierre Bourdieu n'évoque qu'en passant la nécessité de placer ce genre de constat dans une
perspective historique. Il est d'ailleurs piquant de noter que la seule référence que fait le
sociologue à des travaux historiques sur la profession soit l’œuvre d'un journaliste, Thomas
Ferenczi.
Un thème domine le travail récent de Bourdieu : les menaces sur l'autonomie du champ
intellectuel n'ont jamais été aussi fortes qu'en cette fin de siècle du fait qu'il existe de
nouveaux mécanismes corrupteurs, à travers les transformations des médias et du mécénat.
La vraie question n'est pas ici celle de l'emprise croissante du journalisme, mais celle de
l'incroyable fragilité des savoirs des sciences sociales, lesquelles, en dépit de la puissante
rhétorique de la « coupure épistémologique », peuvent abandonner en quelques
instants une
autonomie laborieusement conquise. Plaisante science qu'un fleuve télévisuel borne !
De quelle science s'agitil donc ? Il semble que ce que Bourdieu a en tête lorsqu'il évoque
l'autonomie du champ scientifique, c'est plutôt la représentation héroïsée du grand écrivain
du XIXe siècle, capable de se construire une tour d'ivoire et de créer ainsi un espace
d'autonomie et de liberté. En célébrant de manière obsessionnelle le geste du grand créateur
dans sa version XIXe siècle, la sociologie accomplit une tâche paradoxale, qui revient à
foumir des justifications renouvelées à une forme ancienne d'hagiographie littéraire.
Le livre de Pierre Bourdieu associe deux types d'affirmations : les premières, plutôt
convenues, concernent le traitement courant de l'information par la télévision (recherche
systématique du sensationnel, scansion très rigide du temps, privilège accordé aux faits
divers et au sport) et l'inégalité des ressources dont disposent les agents sociaux face au
dispositif télévisuel (mais avonsnous besoin d'une grosse artillerie scientifique pour savoir
que BernardHenri Lévy est plus à l'aise devant la caméra qu'un cheminot gréviste ?).
Les secondes, fondées aussi sur une idée plutôt triviale, celle de la fabrication des
événements, sont plus surprenantes : ainsi la question du foulard islamique n'existerait que
parce que les journalistes auraient produit, par l'usage de mots, un effet de réel. Sans cette
recherche d'effet, on en serait, sembletil, resté à une simple histoire de port de fichu. On
n'ose imaginer ce que des disciples zélés mais limités, s'il s'en trouve, pourraient tirer de ces
affirmations en les appliquant à d'autres situations.
La stigmatisation réitérée des « journalistes » pourrait simplement être considérée
comme la
conséquence de l'effort désespéré, mais vain, de toute épistémologie qui assimile les
sciences sociales aux sciences de la nature pour produire artificiellement de la démarcation
avec tous les autres discours sur le social. Cette stigmatisation, il faut le souligner, n'est pas
constante dans l’histoire de la sociologie (Max Weber, Raymond Aron et plus près de nous
Bennett Berger ont insisté sur l'intérêt de l'expérience journalistique pour le travail même du
sociologue).
Nous n'avons rien à gagner à la curieuse alliance entre une théorie de la science fondée sur
l'affirmation éternellement martelée du fait qu'" il n'y a de science que du caché" et
une
pratique discursive que rien ne distingue du pamphlet ou de l'invective et qui ressemble tant
à ce que nous avons déjà entendu ailleurs sur la télévision. Le caractère de plus en plus
marginal du recours à l'injure dans l'univers du journalisme constitue bien plus une avancée
démocratique qu'un effet de censure : nous souhaitons que les sociologues renoncent à
l'insulte d'allure scientifique dont il est fait si grand usage dans Sur la
télévision.
Pierre Bourdieu, auquel nous sommes redevables de tant de bonheurs conceptuels, nous a
appris à déjouer les pièges de l'usage du langage ordinaire dans nos disciplines. Parler sans
cesse du « journalisme » comme s'il s'agissait d'une entité objective, c'est sans
doute être
victime de l'illusion du réalisme des êtres collectifs. L'idée selon laquelle le « champ
journalistique, comme les autres champs, repose sur un ensemble de présupposés et de
croyances partagées (pardelà les différences. de position et d'opinion) » permet en
dernière
analyse de penser de manière unitaire le monde du journalisme (la télévision y avant un
statut paradigmatique).
Les profanes adressent souvent aux sociologues une objection massive et peutêtre
mortelle : loin d'être un élément d'élucidation du monde social, leurs « découvertes » ne leur
apprendraient rien qu'ils ne connaissent déjà clairement à travers leur expérience
quotidienne. Le grand écart que fait Pierre Bourdieu entre l'argument d'autorité scientifique
dogmatiquement asséné et le recours à des stratégies narratives ou interprétatives qu'il est
impossible de distinguer de celles qui ont cours dans le monde ordinaire rend difficile la
justification de la pratique sociologique. Ce grand écart est sans doute à l'origine du
fantastique succès public des travaux récents de Pierre Bourdieu. La science dont il est
question ici est immédiatement accessible au journaliste le moins attentif. Mais ce succès et
cette impression de compréhension immédiate désignent en même temps les limites d'un
parti exotérique qui n'ose jamais vraiment s'afficher comme tel.
En affirmant que son travail n'est qu'un « pisaller » par rapport à celui que mène
JeanLuc
Godard sur « la critique de l'image par l'image », Pierre Bourdieu, en dépit de son
assurance
savante, donne congé à l'exigence empirique des sciences sociales. À ce compte, mieux vaut
aller au cinéma.
Ce texte a été aimablement balayé par : Filipe De
Oliveira
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