"La sociologie historique face à l'archéologie
du savoir"
par JeanLouis Fabiani
Résumé
L’article s’efforce de montrer qu’une sociologie d’inspiration foucaldienne n’a pas de sens,
en dépit des très nombreux usages de l’œuvre en sciences sociales. En analysant les propos
de Foucault à propos de la sociologie classique, il n’est pas difficile de montrer à quel point
son programme de recherche se situe dans un autre plan que celui des sciences sociales. On
peut même penser qu’il disqualifie la pratique de la sociologie. Pourtant, l’œuvre de Foucault
peut stimuler l’imagination sociologique, particulièrement dès lors qu’elle traite d’objets
historiques, pour autant que l’on ne se situe pas dans une perspective de simple traduction
de la méthodologie philosophique de Foucault.
Abstract
The author tries to show that a “foucauldian sociology” has no meaning, in spite of the many
uses of Foucault’s works in social sciences. Analyzing Foucault’s sayings and writings about
classical sociology, it is not difficult to show how much his research program is not located at
the same level as social sciences as a whole. One can even think that Foucault brings
discredit to sociological practice. However, Foucault’s work can spur on sociological
imagination, as far as we do not act as mere translators of Foucault’s philosophical
methodology.
Plan
« Je ne suis pas un chercheur en sciences sociales »
Pouvoir et rationalité
Vers une relocalisation de l?objet
Durkheim et l'ordre normatif
Bourdieu et Foucault : l'impossible lecture
Les propositions de la sociologie historique
Texte intégral
« After Foucault, no longer must sociological knowledge
ground itself in truth »,
Mitchell Dean [1].
« Je ne suis pas un chercheur en sciences sociales »
Foucault et la sociologie ? En dépit des innombrables usages sauvages que les sociologues
ont pu faire de la pensée foucaldienne (ou des pensées successives attachées à son nom),
usages que je laisserai de côté ici [2], la cause semble entendue. Il n?existe pas de véritable
point de contact entre l'entreprise de l'auteur de l'Archéologie du savoir et l'
activité
sociologique. Il a toujours pris soin de se dissocier des entreprises sociologiques qui
auraient pu sembler offrir des proximités. Considérez ainsi l’exemple d’Erving Goffman : «
On a dit que j’essayais de faire la même chose qu’Erving Goffman dans son ouvrage sur les
asiles, la même chose, mais en moins bien. Je ne suis pas un chercheur en sciences sociales.
Je ne cherche pas à faire la même chose que Goffman. Lui s’intéresse surtout au
fonctionnement d’un certain type d’institution : l’institution totale, l’asile, l’école, la prison.
Pour ma part, j’essaie de montrer et d’analyser le rapport qui existe entre un ensemble de
techniques de pouvoir et des formes : des formes politiques comme l’État et des formes
sociales. Le problème auquel s’attache Goffman est celui de l’institution elle-même. Le mien
est la rationalisation de la gestion de l’individu. Mon travail n’a pas pour but une histoire des
institutions ou des idées, mais l’histoire de la rationalité telle qu’elle opère dans les
institutions et dans la conduite des gens » [3]. Histoire, donc, mais d'un tout autre ordre que
celle que la sociologie a pratiquée depuis que Durkheim l'a programmée comme une «
science des institutions ». Michel Foucault ne fait pas de sciences sociales, et il n?est
absolument pas convaincu de leur intérêt, sinon comme objet archéologique. Il n?y a pas
d?espace commun entre son entreprise et celle que poursuivent les sociologues, même si
certains lecteurs y trouvent, à tort, des airs de famille. Pour ce qui est d'Asiles,
d'Erving
Goffman, la confusion est peut-être due à la position particulière de Robert Castel,
introducteur de l'ouvrage en France, et par ailleurs soucieux d'inscrire sa propre démarche
d?enquête historique sur l'ordre psychiatrique en France dans le prolongement de la
problématique foucaldienne. Le fait qu’elle existe aussi aux États-Unis, où Foucault publie
l’entretien cité en référence, témoigne de la difficulté qu’il y a à saisir la position spécifique
de son travail dans l’espace disciplinaire, de l’assigner à résidence, si l’on peut dire. Lui-
même joue de cette incertitude pour esquiver les contraintes de l’inscription dans une
tradition ou dans un lignage conceptuel. « Ne me demandez pas qui je suis », dit-il, en
passant une partie de son temps à donner des précisions sur ce qu’il n’est pas.
Pouvoir et rationalité
L'un des plus puissants moteurs du travail de Foucault, la notion de pouvoir, entendue en
ses diverses composantes, pourrait cependant nourrir des rapprochements avec l'espace
ouvert par Max Weber et multiplement réinvesti par les sociologues au cours du dernier
siècle, surtout quand l'auteur de Surveiller et punir l'associe à la notion de
rationalité. C’est bien d’un processus historique de rationalisation qu’il est question, mais il
n’est jamais pensé dans la postérité de Weber, comme si les objets sur lesquels il travaillait
le situaient définitivement dans une époque révolue. C’est ainsi que Foucault évoque
l'Éthique
protestante et l'Esprit du capitalisme dans un débat avec G. Preti sur les
problèmes de la
culture : « Aujourd'hui, à notre époque (et je vous parle toujours en qualité d’historien, même
si j’essaie d’être un historien du présent), les problèmes moraux concernent exclusivement
la sexualité et la politique. Je vous donne un exemple. Pendant une très longue période, au
xviie et xviiie siècles, le problème du travail, ou du manque de travail, était (ou mieux,
semblait) un problème de nature morale. Ceux qui ne travaillaient pas n’étaient pas
considérés comme des malheureux qui ne trouvaient pas de travail, mais comme des
paresseux qui ne voulaient pas travailler. Il existait, en somme, une éthique du travail ; il est
inutile que j’insiste puisque Max Weber a dit tout cela bien mieux que moi je ne pourrais le
faire. Aujourd’hui nous savons très bien que celui qui ne travaille pas est un homme qui ne
trouve pas de travail, qui est chômeur. Le travail est sorti du règne de la morale et est entré
dans celui de la politique ». On laisse de côté le paradoxe que constitue
le fait que le travail a cessé d'être une question morale pour entrer dans une des deux
modalités contemporaines de l'expression des problèmes moraux (sexualité et politique)
pour insister sur le fait que l'analyse de Max Weber est pleinement associée à un objet du
passé, alors que l'auteur d'Économie et société en avait fait un ressort permanent
de
la
dynamique du capitalisme.
On peut faire une remarque complémentaire à propos de la notion méthodologique
centrale de l'entreprise historique de Weber, celle, d'ailleurs fort controversée et obscure
quant à son mode de production, l'idéaltype. Dans la célèbre table ronde du 20 mai 1978 [4]
publiée dans l'Impossible prison, où Foucault va sans doute le plus loin dans l'
explicitation
de sa relation aux sciences sociales ; il affirme qu’il n’est pas weberien dans la mesure où
son travail ne peut pas s’expliciter par l’usage de la notion d’idéaltype, qu’il définit comme
un instrument capable de ressaisir une essence à partir de principes généraux qui ne sont
pas présents à la pensée des individus dont le comportement se comprend pourtant « à
partir d’eux ». Or Foucault récuse les principes généraux au profit de la notion de
programme, comme ensemble de prescriptions calculées et raisonnées qui n’est pas porteur
d’une signification générale. « Programmes, technologies, dispositifs – rien de tout cela n’est
“l’idéal type”. J’essaie de voir le jeu et le développement de réalités diverses qui s’articulent
les unes sur les autres : un programme, le lien qui l’explique, la loi qui lui donne une valeur
contraignante, etc., sont tout autant des réalités (quoique sur un autre mode) que les
institutions qui lui donnent corps ou les comportements qui s’y ajustent plus ou moins
fidèlement » [5]. Foucault justifie son éloignement par rapport à Weber à travers un mode
différent de sélection des objets pertinents pour l’analyse : jusqu’à un certain point, on
pourrait dire que Foucault relocalise les objets historiques et qu’il fait jouer différents
niveaux entre eux en ne présupposant pas leur ajustement automatique. Il évoque ainsi des «
objets locaux » pour décrire des apprentissages. Foucault déconceptualise l’histoire selon
Max Weber pour la « programmer » si l’on peut dire, en la recentrant du côté des pratiques
(ici, des pratiques prescriptives dans leur matérialité même). On fera deux remarques à ce
sujet. La première porte sur la surcharge interprétative qu’assigne Foucault à la notion
d’idéaltype, entendu comme principe agissant sur les comportements, alors qu’il s’agit
principalement d’un outil méthodologique, à la définition d’ailleurs peu claire. S’inscrivant
dans le prolongement de l’épistémologie weberienne, J.-C. Passeron a eu l’immense mérite
de se fonder sur une enquête sémantique pour caractériser les concepts à l’œuvre dans les
sciences sociales comme des « abstractions incomplètes » [6].L’efficacité de leur
fonctionnement lorsqu’il s’agit d’opérer des généralisations ou des comparaisons est
garantie par le fait qu’ils continuent de référer à des coordonnées spatio-temporelles. C’est
la présence tacite de déictiques qui permet de stabiliser le sens de ces abstractions
incomplètes. On retrouve ici, dans un autre lexique, le type idéal, qui regroupe selon Weber
toutes les abstractions et les généralisations à l’œuvre dans les sciences sociales, lesquelles
ne peuvent guère se dire, si l’on est rigoureusement weberien, en termes de principes
généraux. En affirmant le caractère idéal typique de tous les concepts historiques et
sociologiques, Weber disqualifiait du même coup l’objectivisme et le naturalisme
épistémologique. J.-C. Passeron se situe explicitement dans le prolongement de cette
démarche, tout en clarifiant le statut logique de ces concepts : il s’agit de semi-noms
propres, caractérisés par un statut mixte, entre le nom commun et le nom propre. Aucune
définition dans les sciences sociales n’est jamais complètement générique : les individualités
historiques restent présentes, à titre d’index, dans le concept. Mais la clarification logique ne
suffit pas à lever toutes les difficultés opératoires qui affectaient déjà le type idéal weberien.
En effet, il est impossible d’isoler un point sur un axe qui irait du nom propre (individualité
historique) au nom commun (description définie) et qu’on pourrait identifier comme locus du
type idéal. La principale opération cognitive des sciences historiques est donc prise dans un
cercle. Si l’efficacité de cette opération est incontestable, puisqu’elle est à l’œuvre en
permanence, il n’en reste pas moins que l’épistémologie ne peut fournir de critères de
construction ou de validation de ces concepts mixtes, dont l’hétérogénéité et la diversité des
usages demeurent, comme dans le cas des types idéaux, les caractéristiques principales. La
clarification logique opérée par J.-C. Passeron ne lève pas les difficultés inhérentes à la
conceptualisation dans les sciences sociales, dans la mesure où il est toujours excessif de
parler de construction des types idéaux, tant leur mode de constitution effectif se laisse
malaisément décomposer. Weber n’a d’ailleurs jamais fourni de règles de composition de
l’idéaltype. L’historien Paul Veyne a construit, dans son épistémologie de l’histoire, une
association entre Max Weber et Michel Foucault [7].Il y proclame son hostilité à la sociologie
en tant qu’elle est constituée par une superposition de discours et de pratiques très
déconnectés et qui ressortissent à des genres différents et anciennement établis. La
sociologie ne compte pas non plus de succès explicatifs (« d’un siècle de sociologie de la
culture, il ne reste à peu près rien », écrit-il dans son commentaire, fort sociologique au
demeurant, desLettres à Lucilius de Sénèque). Il est ainsi possible de faire un usage
de Max
Weber en dehors de toute préoccupation sociologique et de l'apparenter à l'opération de «
révolution » de l'histoire dont Paul Veyne crédite son ami Foucault.
Vers une relocalisation de l'objet
La deuxième remarque porte sur la localisation de ses objets par l'auteur de Surveiller et
punir. Il n’est pas exagéré de dire que cette préoccupation a trouvé des échos dans la
manière dont les sociologues ont reconfiguré leurs objets au cours du dernier quart de
siècle. Deux exemples. Le premier est emprunté à l’ethnométhodologie, mais il a
incontestablement une portée plus générale. En sociologie, c’est principalement la
conception « normative » de l’ordre social qui a été contestée alors même que l’efficacité de
l’action des structures sur les comportements individuels ne présente plus de caractère
d’évidence : l’intérêt de l’observation se déplace vers l’usage des règles, à travers des
processus langagiers et cognitifs, et vers les formes de savoir tacites que les agents mettent
en œuvre implicitement. Le privilège accordé aux micro situations, ou à la constitution locale
de l’ordre social, est le plus souvent lié à une contrainte observationnelle : le seul objet dont
puisse traiter le sociologue avec pertinence, c’est l’interaction concrète, puisqu’elle seule est
observable. Il est incontestable que les travaux sociologiques généralement considérés
comme les plus novateurs en France depuis la fin des années 1970 aient sans exception
concentré leur attention sur les moyens d’échapper aux contraintes que fait peser sur
l’analyse l’instabilité d’un objet localement produit et perpétuellement renégocié sans pour
autant avoir recours aux ressources qu’offre l’explication par les structures.
Le second exemple porte sur l’histoire intellectuelle. J’ai évoqué il y a quelques années la
nécessaire relocalisation du débat pour reconstruire une histoire « sociologique » de la
philosophie. Comment faire droit à une analyse socio-historique des controverses
philosophiques ? Il convient de commencer par suspendre notre croyance en l’existence d’un
cadre abstrait et universel du débat, produit d’une longue tradition scolaire. La «
relocalisation » des formes de discussion philosophique apparaît ici un impératif. Une des
conséquences importantes de la constitution d’un panthéon philosophique décontextualisé
est de séparer les textes philosophiques de leurs usages et de leurs fonctions, qu’il s’agisse
de ceux qui caractérisent le moment de leur production ou des réappropriations postérieures
dont ils sont l’objet et qui entrent progressivement dans sa composition même. Pierre Hadot
remarque que l’enseignement moderne de la philosophie, en privilégiant l’étude de
constructions conceptuelles, évacue la question centrale de la philosophie antique : celle du
choix d’un mode de vie. Ce type de préoccupation n’appelle pas nécessairement le
développement d’un point de vue argumentatif, alors que les propositions qu’il implique
entrent généralement en concurrence avec celles de groupes rivaux : les rivalités dans l’offre
philosophique ne conduisent pas obligatoirement à la constitution d’un espace commun de
débat ; la compétition engagée pour le recrutement de disciples prend souvent d’autres
formes.
L’accumulation des lectures scolaires occulte la différence essentielle entre la philosophie
antique et la philosophie contemporaine, puisque les étudiants, comme le remarque Pierre
Hadot, « ont l’impression que tous les philosophes qu’ils étudient se sont tour à tour
évertués à inventer, chacun d’une manière originale, une nouvelle construction systématique
et abstraite ». Ce n’est pas seulement la réalité historique qui est malmenée dans ce
processus d’abstraction et de déshistoricisation des œuvres, c’est la question de leur sens et
de leur destination qui se trouve occultée. « Au moins depuis Socrate, l’option pour un mode
de vie ne se situe pas à la fin du processus de l’activité philosophique, mais comme une
sorte d’appendice accessoire, mais bien au contraire, à l’origine dans une complexe
interaction entre la réaction critique à d’autres attitudes existentielles, la vision globale
d’une certaine manière de vivre et de voir le monde, et la décision volontaire elle-même...
Le discours philosophique prend donc son origine dans un choix de vie et une option
existentielle et non l’inverse » [8]. Dans sa présentation récente de la philosophie de
Sénèque, Paul Veyne fait des remarques du même ordre : « Qu’était-ce qu’un philosophe ?
Un homme qui vivait philosophiquement dans sa vie intérieure et son comportement, même
s’il n’écrivait rien et n’enseignait pas. Encore moins devait-il avoir une pensée personnelle :
il avait celle de sa secte » [9]. La constitution d’un espace homogène de la philosophie
neutralise les différences qui existent entre les modes d’articulation de la vie et de l’œuvre,
de l’individu et du groupe, de la pédagogie et de l’écriture. Tous les philosophes que
l’histoire scolaire a retenus (c’est-à-dire une petite minorité) deviennent des auteurs définis
par la dimension proprement technique de l’activité de production conceptuelle.
L’activité philosophique telle que l’histoire scolaire l’a constituée appelle presque
naturellement des assertions à caractère général. Les sociologues peuvent être tentés de
prendre comme allant de soi le caractère unitaire et éternitaire de la philosophie. C’est ainsi
que Randall Collins définit son énorme entreprise comparatiste d’analyse sociologique des
philosophies comme une « théorie globale du changement intellectuel » [10]. Il est ainsi
conduit à identifier des « séquences historiques » (par exemple le cheminement progressif
vers l’abstraction et la réflexivité) présentes dans toutes les conjonctures « philosophiques »
(même lorsque celles-ci ne renvoient pas à un ensemble de doctrines ou de techniques
qu’on peut désigner par ce qualificatif). On peut ainsi rapprocher les sophistes grecs et les
sectes bouddhistes dans la mesure où s’expriment dans le fonctionnement de leurs activités
intellectuelles des caractéristiques semblables, que Collins nomme des « tendances
intellectuelles de long terme ». L’accentuation progressive de l’abstraction philosophique est
le produit de l’autonomisation tendancielle des cadres et des techniques de la dispute
intellectuelle : on pourrait dire que la condition principale de la réflexivité philosophique
considérée en général réside dans la réflexivité même de la dispute, qui se prend elle-même
pour objet et qui investit ses propres mécanismes.
Durkheim et l'ordre normatif
Nous avons assez largement évoqué Weber. Quant à l’autre père fondateur de la sociologie
universitaire, Émile Durkheim, il est renvoyé du côté de l’impensable par Foucault : « Et le
vieux réalisme à la Durkheim, pensant la société comme une substance qui s’oppose à
l’individu qui, lui aussi, est aussi une sorte de substance intégrée à l’intérieur de la société,
ce vieux réalisme me paraît impensable », répond-il à Alain Badiou dans un entretien réalisé
en 1965 par la télévision scolaire [11]. Durkheim se trouve à plusieurs reprises violemment
disqualifié, et quelquefois caricaturé. Il faut remarquer qu’une telle caricature est très
fréquente dans l’enseignement philosophique de l’époque. Dans une conférence faite à
Tokyo, en octobre 1970, Foucault se distingue encore très fortement de Durkheim lorsqu’il
oppose sa propre méthode qui consiste à chercher l’intéressant du côté de « ce qui, dans une
société, ce qui, dans un système de pensée, est rejeté et exclu », alors que le sociologue,
traitant une interdiction comme l’inceste, « se demandait quel était le système de valeurs
affirmé par la société au moment où elle refusait l’inceste » [12]. Durkheim présupposait en
effet l’homogénéité et le caractère sacré du corps social, affirmation étrangère aux
préoccupations de Foucault. L’œuvre de Durkheim n’a plus de potentialités : Foucault se
situe ici explicitement dans une tradition philosophique française qui fait de l’auteur des
Formes élémentaires de la vie religieuse une vieillerie à mettre définitivement au
placard, et dont la survie est uniquement liée au fait qu’il incarne tout ce qu’il ne faut pas
penser. On est loin de l’intérêt renouvelé que certains philosophes américains contemporains
prennent à la lecture de Durkheim (Ann Rawls et Warren Schmaus en particulier [13]). D’une
manière générale, bien qu’il se démarque soigneusement de Weber lorsqu’on évoque de
possibles proximités avec son travail, il le crédite à tel ou tel moment, surtout lorsqu’il
évoque la dimension d’une histoire de la raison qui se déploierait dans la philosophie
allemande de Max Weber jusqu’à la théorie critique. Durkheim est tout entier dans le
discrédit. On pourrait objecter à cette remarque le fait que Durkheim est cité positivement
dans Surveiller et punir
et est constitué comme une exception [14] pour son intérêt pour la question de la punition.
Il
semble pourtant que cette référence isolée ne remet pas en cause un jugement d'ensemble
défavorable, bien qu'on en ait tiré une série de rapprochements, quelquefois hasardeux,
entre les deux auteurs [15].
Il est remarquable que Foucault soit d?une discrétion remarquable à l'égard de ses
contemporains sociologues (ni Bourdieu, ni Passeron, ni Boudon, ni Touraine, ni Crozier ne
sont évoqués, à l'exception des deux premiers dans son dernier texte, hommage à
Canguilhem dans lequel il esquisse une généalogie de la philosophie du concept). Avec
Goffman, Robert Castel fait exception. Foucault salue l'Ordre psychiatrique [16]
dans le Nouvel
observateur d’un article élogieux, qui n’évoque pas la dimension sociologique de
l’ouvrage, mais plutôt l’arme qu’il constitue contre les idées reçues qui courent encore sur la
psychiatrie
[17]. Il avait fait, dans le même esprit, un éloge du Psychanalysme alors qu'il
séjournait au
Brésil en 1974 : « Robert Castel est un ami. Nous avons travaillé ensemble. Il essaie de
reprendre cette idée que, en dernière analyse, la psychanalyse cherche seulement à déplacer,
à modifier, enfin à reprendre les relations de pouvoir qui sont celles de la psychiatrie
traditionnelle. J’avais exprimé cela, maladroitement, à la fin de Histoire de la folie.
Castel traite le sujet très sérieusement, avec une documentation, notamment sur la pratique
psychiatrique, psychanalytique, psychothérapeutique, dans une analyse en termes de
relations de pouvoir » [18]. Robert Castel évoquait, dans l'Ordre psychiatrique, tout
ce « que
ce travail devait à l'oeuvre de Michel Foucault » à travers « l'emprunt de certaines catégories
qui commandent désormais l'accès à une théorie matérialiste du pouvoir » [19].
Bourdieu et Foucault : l'impossible lecture
l n’est guère difficile de constater qu’en dépit de l’extraordinaire présence de Foucault dans
le débat intellectuel, les sociologues ne l’aient guère compris, surtout lorsqu’ils parvenaient
à voir que l’intervention de Foucault se réduisait pour eux à une épreuve de disqualification.
C’est ainsi que j’ai pu faire une lecture de l’impossibilité qu’a eue Pierre Bourdieu[20] de
comprendre la position de Foucault à propos des formes
discursives.
Dans les Règles de lart, Bourdieu range Foucault tout entier du côté de la critique
internaliste. Si l'auteur de l'Archéologie du savoir est crédité pour avoir introduit la
pensée relationnelle dans l’analyse des œuvres, dans la mesure où aucune œuvre culturelle
n’existe par elle-même, en dehors des analyses d’interdépendance qui l’unissent à d’autres
œuvres, il n’a fait selon Bourdieu que déplacer le territoire de l’absolutisation du texte
singulier vers des systèmes de relations intertextuels. Le « champ de possibilités
stratégiques » n’est en aucun cas un champ de forces sociologiques, puisqu’il est
entièrement défini par le déploiement de jeux conceptuels. Pour instruire le procès de
l’analyse structurale qu’il prête à Foucault, Bourdieu se limite à une seule référence, la
réponse au cercle d’épistémologie de l’École normale supérieure [21], sans prendre en
compte les remaniements successifs de la position de Foucault par rapport à l’histoire des
textes. Il paraît simpliste de faire de épistémè, d’ailleurs abandonnée en cours de
route, d’en faire un analogue de l’esprit du temps ou du vouloir artistique, et d’ouvrir la voie
à une interprétation platement culturaliste de Foucault. Bourdieu manque ainsi l’intérêt
principal de l'Archéologie du savoir,
produit du
rapprochement paradoxal de deux traditions intellectuelles, l'histoire des Annales,
particulièrement celle de Braudel, et l’épistémologie à la française qui s’est constituée sous
la forme d’une histoire des sciences. Foucault s’est efforcé de penser conjointement la
longue durée et les discontinuités. Ceci rend impossible la constitution d’une chronologie
continue de la raison et ouvre la voie à une théorie générale de la discontinuité, des séries,
des limites des unités, des ordres spécifiques des autonomies et des dépendances
différenciées. L’idée qu’il existe un monde autonome où se déploieraient des stratégies
conceptuelles semble d’ailleurs étrangère à Foucault. S’il est vrai que l’espace défini par
Foucault est plus un espace logique qu’un espace historique, et que la distinction entre
pratiques discursives et pratiques non discursives reste largement en dehors de
l’investigation, il n’en reste pas moins que, ce qui différencie Foucault de Bourdieu, c’est
plutôt le mode de construction de l’objet. Si le premier s’intéresse principalement aux
documents, le second s’intéresse uniquement aux stratégies des auteurs et aux relations qui
s’instaurent entre eux [22].
Les propositions de la sociologie historique
Que peut faire la sociologie du programme de l'Archéologie du savoir [23]? On peut
faire le choix de le considérer comme un livre purement tactique dans la carrière de Foucault
: c’est le droit d’entrée au Collège de France, le prix à payer pour faire autre chose. On peut
considérer aussi qu’il s’agit du plus bel exemple d’impasse théorique que la philosophie du
xxe siècle ait connue. Mais on peut également y repérer quelque chose comme un ensemble
de propositions disponibles pour la sociologie historique, bien qu’il ne s’agisse pas
d’annexer les travaux qui se réclament de ce label et encore moins de penser
d’hypothétiques filiations. Dans un livre passionnant, Mitchell Dean a tenté de « rendre
compréhensible » les propositions de Foucault pour la sociologie, en portant son attention
sur leur dimension méthodologique, sans jamais tomber dans l’illusion de la possibilité
d’une sociologie foucaldienne. L’exercice n’est peut-être pas entièrement concluant, tant le
problème que pose la relation de la philosophie et de l’histoire dans l’œuvre de Foucault est
insoluble, mais il est indispensable pour qui veut avoir une idée plus précise de la bonne
manière de mettre en rapport le travail de la sociologie historique et l’entreprise
archéologique de Foucault.
On peut considérer trois pistes pour organiser ce rapport. Il s’agit ici d’une proposition
personnelle, provisoire, et qui n’ambitionne pas d’être une proposition de « traduction »
sociologique de Foucault :
1.L’archéologie permet de rendre compte de l’importance des « réseaux anonymes du
savoir » à travers des « dispositions », des dispositifs, des configurations et des systèmes :
les sociologues peuvent aisément revendiquer ce mode de construction de l’objet, car ils ont
aussi rompu avec le rêve d’une chronologie continue de la raison, au profit de régularités
discursives réticulées. La sociologie et l'Archéologie du savoir ont en commun la
disqualification d'une problématique du sujet connaissant et la centralité de la notion de
configuration.
2. La définition du discours comme pratique, même si elle n’est pas entièrement claire, peut
être rapprochée d’un ensemble d’analyses de sociologie pragmatique (celles qui par exemple
ont été le ressort analytique dans les science studies). Le discours devient
une
pratique réglée, comme d'autres pratiques. La conceptualisation permet de poser à
nouveaux
frais les lancinantes questions de la détermination, des instances, de l'autonomie relative,
sans doute au prix de leur disqualification comme topiques de l'histoire des
savoirs.
3. Foucault restaure une dynamique de l’événement et offre un nouveau statut à
l’événementialité. Ce retour à l’événement, proprement impensable dans la sociologie
fonctionnaliste est devenu central dans la sociologie historique, comme en témoignent les
travaux de William Sewell Jr [24] ou d'Andrew Abbott [25]. Il est incontestablement l'une des
dimensions les plus fécondes de la sociologie contemporaine.
17 À la fin de ce parcours rapide, on pourrait se demander si le parti qui consiste à mettre au
jour tout ce qui sépare le travail de Foucault de l’activité ordinaire des sociologues ne
méconnaît pas les emprunts innombrables, fussent-ils sauvages, que les chercheurs en
sciences sociales ont fait d’une œuvre qui semblait offrir de si belles prises à l’imagination
sociologique, en lui ouvrant sans doute une échappée belle par rapport aux contraintes
disciplinaires et professionnelles. Jacques Revel, puis Gérard Noiriel [26] ont fait un relevé
précis des malentendus qui ont accompagné la discussion entre les historiens et Michel
Foucault, largement fondée sur la méconnaissance du caractère essentiellement
philosophique du projet. Il n’existe pas d’analyse comparable dans le domaine des sciences
sociales, à l’exception sans doute d’un petit texte très stimulant de Dominic Boyer, dans
lequel il contribue à éclairer les conditions par lesquelles « l’œuvre de Foucault a atteint le
statut de lingua franca en anthropologie » [27]. Si l’on peut rester sceptique devant
les appropriations de Foucault qui méconnaissent les préoccupations constantes de l’auteur
à travers les remaniements successifs de l’œuvre, il faut évoquer l’effet proprement
libérateur, que Jacqueline Carroy a très justement rappelé dans ce colloque, de la lecture de
Foucault par une génération de chercheurs en sciences sociales, entrée en activité dans les
années soixante-dix : Foucault nous a permis de nous libérer des fausses rigidités
disciplinaires et de l’humeur scientiste qui prévalait avec le structuralisme. Il a contribué,
plus que tout autre, à rendre à nos activités la dimension excitante que l’institution tend à
faire perdre de vue.
Annexes
Compte rendu des discussions
Une intervention propose de faire un rapprochement entre le fonctionnement des
concepts chez Michel Foucault et l’utilisation de l’idéaltype en sociologie. Partant d’une
abstraction incomplète, les deux se spécifieraient dans des situations historiques concrètes
donnant corps à ces abstractions.
Jean-Louis Fabiani rappelle ne pas avoir voulu traiter des rapprochements, mais travailler de
manière plus contrastive en posant la question de l’espace d’une sociologie foucaldienne. La
vraie question est de savoir à quoi cela sert pour un sociologue de continuer à lire Foucault.
Jean-Louis Fabiani note par exemple l’intérêt du travail de Castel dans la mesure ou Castel
s’approprie le travail de Michel Foucault d’une certaine manière. D’ailleurs Foucault y aurait
vu comme une extension et une exemplification de choses qu’il a dites. En cela, il assignerait
à Robert Castel une position de documentaliste.
Philip Milburn souligne que l’époque où Michel Foucault connaît un certain succès en
sociologie avec Castel correspond à l’époque où le mode structuraliste était un mode
d’analyse dominant. L’idée même du structuralisme était de faire tomber les frontières
disciplinaires – ce qui expliquerait pourquoi Robert Castel pouvait mobiliser à la fois Pierre
Bourdieu, Erving Goffman et Michel Foucault dans son travail.
Notes
1. Mitchell Dean, Critical and Effective Histories. Foucault's Method and Historical
Sociology,
London, Routledge, 1994, p. 215.
2. Ces questions ont été approchées dans un article déjà ancien concernant la sociologie de
l'environnement et des formes urbaines : Jean-Louis Fabiani, « La nature, l'action publique
et
la régulation sociale », Du rural à l'environnement, sous la direction de Nicole
Mathieu et
Marcel Jollivet, Paris, L'Harmattan, 1989, p. 195-208.
3. « Foucault Examines Reason in Service of State Power », entretien avec M. Dillon,
Campus
Report, 12e année, n° 6, 1979, p. 5-6, traduit dans Dits et écrits, T. II, Paris,
Gallimard,
Quarto, 2001 [1994], p. 802. Philippe Artières a justement fait remarquer, dans la conclusion
qu'il a donnée à ce colloque, le caractère central des Dits et écrits au sein des
références
utilisées par les différents intervenants. Cette contribution n?échappe pas à ce constat,
encore qu'il ¡?y soit pas fait un usage exclusif des Dits et écrits. La démarche est
justifiée par
le fait que la relation à la sociologie ne fait jamais l'objet d'une explicitation dans des livres
de Foucault et qu'elle ne constitue pas non plus un objet pour ses cours. Il va de soi que les
limites de ce bref article n'épuisent pas le sujet et qu'une recherche plus développée devrait
être fondée sur une analyse de l'oeuvre plutôt que de sa périphérie.
4. L'Impossible prison. Recherches sur le système pénitentiaire au xixe siècle,
réunies par
Michelle Perrot, Paris, Seuil, 1980 (également in Dits et écrits, T. IV, Paris,
Gallimard).
5. Ibid., p. 49.
6. Jean-Claude Passeron, Le Raisonnement sociologique, Paris, Nathan,
1991.
7. Paul Veyne, Comment on écrit l'histoire, suivi de « Michel Foucault révolutionne
l'histoire
», Paris, Seuil, 1980.
8. Pierre Hadot, Qu'est-ce que la philosophie antique ?, Paris, Gallimard, 1995, p.
17- 18.
9. Paul Veyne, Préface à l'édition de Sénèque, Entretiens. Lettres à Lucilius, Paris,
Laffont,
1993, p. XII.
10. Randall Collins, The Sociology of Philosophies, Cambridge, Harvard University
Press,
1997, en particulier le chapitre 13.
11. Michel Foucault, Dits et écrits, Paris, Gallimard, Quarto, 2001 [1994] T. 1, p.
469.
12. Ibid., T. 2, p. 489.
13. Voir particulièrement, Ann Rawls, « Durkheim's Epistemology. The Neglected Argument
», American Journal of Sociology, vol. 102, n° 2, 1996, p. 430-482 et Warren
Schmaus,
Durkheim's Philosophy of Science and the Sociology of Knowledge. Creating an
Intellectual
Niche, Chicago, The University of Chicago Press, 1994.
14. Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975, p. 28.
15. Voir particulièrement l'intéressant ouvrage dirigé par Mark S. Cladis, Durkheim and
Foucault. Perspectives on Education and Punishment, Oxford, Durkheim Press,
1999.
16. Robert Castel, L'Ordre psychiatrique, Paris, Éditions de Minuit, 1986.
17. Michel Foucault, Dits et écrits, op. cit. T. II, p. 272-275.
18. Ibid., T. I, p. 1509.
19. Robert Castel, op. cit. p. 19.
20. Pierre Bourdieu, Les Règles de l'art, Paris, Seuil, 1992 et Jean-Louis Fabiani, «
Les règles
du champ », Le Travail sociologique de Pierre Bourdieu (sous la direction de Bernard
Lahire),
Paris, La Découverte, 1999, p. 75-91.
21. Michel Foucault, « Sur l'archéologie des sciences. Réponses au cercle d'épistémologie »,
Cahiers pour l'analyse n° 9, « Généalogie des savoirs », été 1968, p. 9-40.
(Également in
Dits et écrits, T. I, Gallimard, texte n° 59.)
22. Pour un point de vue opposé basé sur le même corpus de textes, voir la stimulante
intervention de Luc Tournon, malheureusement non publiée : Foucault et l'explication
sociologique. Les mots et les choses. L'archéologie du savoir, séminaire Foucault, École
normale supérieure, 1er mars 1993, multigraphié, 19 pages.
23. Michel Foucault, L'Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969.
24. William Junior Sewell, « Three Temporalities: Toward an Eventful Sociology », The
Historic
Turn in the Human Sciences, Terrence J. McDonald ed., Ann Arbor, University of
Michigan
Press, 1996, p. 245-80.
25. Andrew Abbott, Time Matters, Chicago, The University of Chicago Press,
2001.
26. Jacques Revel, « Michel Foucault, 1926-1984 », in André Burguière (dir.), , Paris, PUF, 1986, p. 290-292. Gérard Noiriel, « Foucault and
History.
The Lessons of a Disillusion », Journal of Modern History n° 66, 1994, p. 547-
568.
27. Dominic Boyer, « The Medium of Foucault in Anthropology », The Minnesota
Review, p.
265-272.
Electronic Reference
Jean-Louis Fabiani, « La sociologie historique face à l’archéologie du savoir », Le Portique,
Numéro 13-14, Foucault : usages et actualités, 2004, [En ligne], mis en ligne le 15 juin
2007. URL : http://leportique.revues.org/document611.html. Consulté le 06 novembre
2008.
References
Copyright© Le Portique:http://leportique.revues.org/docum
ent611.html
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