"Le phénomène Bergson"
par JeanLouis Fabiani
NOTE DE LECTURE. François Azouvi, La Gloire de Bergson. Essai sur le magistère
philosophique, Paris, Gallimard, 2007, 396 p. Comment expliquer le succès culturel,
hors de
son cercle d’émergence, d’une philosophie ? Le cas Bergson. 29 Novembre
2007.
S’il n’affiche pas l’ambition de son admirable Descartes et la France, publié en
2002, le
dernier livre de François Azouvi n’en constitue pas moins une contribution significative à ce
qu’on pourrait appeler, faute de mieux, une histoire culturelle de la philosophie, se tenant à
égale distance entre une histoire purement philosophique de la philosophie et une sociologie
historique de cette discipline. Tout en s’appuyant sur des travaux antérieurs qui lui ont
ouvert la voie, particulièrement ceux de Mark Antliff (Inventing Bergson. Cultural Politics
and
the Parisian Avant-garde, Princeton, Princeton University Press, 1993), F. Azouvi ouvre
un
chemin original dans l’espace engorgé des études bergsoniennes. Pour ceux qui ont une
vision pure de la philosophie, la référence au succès mondain de Bergson, qui figure dès
l’introduction, n’est qu’une dégradation de son œuvre et ne doit pas être prise en compte
pour son évaluation. Pour l’auteur de la Gloire de Bergson, il faut au contraire
mettre au
centre de l’investigation la question du succès social du philosophe : « La philosophie de
Bergson a, plus qu’une autre, paru aux contemporains capable de comprendre le monde qui
advenait sous leurs yeux autour de 1900, ce monde que nous appelons moderne et dont la
richesse foisonnante nous frappe aujourd’hui encore, à un siècle de distance » (p. 16). Il
s’agit donc de ne pas disqualifier d’emblée les interprétations publiques de l’œuvre, bien
qu’elles soient plutôt le fait de membres de la droite nationaliste et souvent anti-
parlementaire, parfois même franchement anti-républicaine. Alors que le bergsonisme a eu
un destin international (il est peut-être le premier philosophe quasi-instantanément « global
»), l’auteur a choisi de se limiter à la réception française de l’œuvre, décision qui permet de
mettre au jour une plus grande cohérence idéologique de la réception.
Car c’est bien d’une enquête de réception qu’il s’agit : en suivant un plan chronologique,
l’auteur commence par rendre compte de manière précise et efficace de la conjoncture
philosophique qui voit émerger le projet radical bergsonien, lequel se situe délibérément
ailleurs que dans l’espace rationaliste et néo-kantien qui organise la philosophie
universitaire de l’époque. Bergson est d’emblée un philosophe extra-institutionnel, comme
le montreront plus tard ses échecs pour accéder à une chaire de la Sorbonne. La réception
de sa thèse, l’Essai sur les données immédiates de la conscience, n’est pourtant pas
défavorable dans le milieu de la philosophie universitaire : la Revue Philosophique,
dirigée
par le psychologue Ribot, un esprit plutôt positiviste, lui fait plutôt bon accueil. Gustave Belot
et Lucien Lévy-Bruhl, bien qu’ils n’adhèrent pas à la tonalité anti-kantienne de l’ouvrage, y
décèlent un message anti-relativiste qu’ils approuvent dans ses grandes lignes. L’accueil de
Bergson par les rédacteurs de la Revue de métaphysique et de morale, créée en
1893 sur une
ligne rationaliste et néo-spiritualiste, est assez différent : Bergson, pour les responsables de
la revue, Elie Halévy et Xavier Léon, restera toujours l’ennemi du « spiritualisme rationaliste »
: ils ne cesseront de s’afficher eux-mêmes comme des « antibergsoniens résolus ». D’une
manière plus générale, on peut dire que Bergson n’a jamais été pleinement reconnu par
l’institution philosophique républicaine. C’est par sa réception extra-universitaire que la
pensée de Bergson va incarner de plus en plus fortement ce qu’on appelle « la philosophie
d’aujourd’hui ». La proximité des thèses bergsoniennes avec la littérature symboliste est sans
doute l’un des points de départ de la vogue du philosophe. À travers la notion d’intuition,
c’est la possibilité d’un accès direct à une réalité inaccessible par le langage courant qui se
trouve affirmée : on peut trouver ici des affinités électives avec la notion d’incantation
développée par Mallarmé et les symbolistes, bien que le lexique et l’univers de référence
soient passablement différents. La capacité qu’a Bergson, en utilisant un langage
philosophique, de saisir à l’état vif l’air du temps est une des explications majeures de son
succès social.
Il y a plus : l’appropriation par les premiers disciples va inscrire l’œuvre de Bergson dans des
cadres de référence nouveaux susceptibles de lui assurer une productivité intellectuelle dans
des mondes différents (l’épistémologie et la philosophie des sciences, ou bien la morale et la
politique). Les appropriations d’Edouard Le Roy, de Charles Péguy ou de Georges Sorel
inscrivent la pensée de Bergson dans la contemporanéité la plus vive. François Azouvi
analyse remarquablement le dispositif de l’écart qui permet à une philosophie de sortir de
son aire naturelle pour être déplacée dans d’autres mondes intellectuels. Il vaut ainsi la peine
de citer à ce point l’auteur : « C’est en 1899 que Le Roy publie dans la Revue de
métaphysique et de morale la première livraison d’un article en quatre parties, « Science
et
philosophie ». La chose est importante à plusieurs titres. D’abord, en raison de la personne
d’Edouard Le Roy qui, lui, ne vient pas de la philosophie mais des sciences. Ensuite, parce
qu’il ouvre la période des disciples qui, comme Péguy ou Sorel, vont transposer les
philosophèmes bergsoniens dans des domaines du savoir et de la culture éloignés du terrain
où Bergson se cantonne. Sans effet de résonance de ce type, pas de véritable célébrité pour
un philosophe, quelle que soit sa notoriété philosophique stricto sensu ». On pourra
étendre
cette analyse à d’autres intellectuels d’origine universitaire qui auront une reconnaissance en
dehors de leur territoire d’origine (Sartre ou Bourdieu viennent immédiatement à l’esprit). Les
lectures « intéressées » des disciples s’ajoutent aux premières proximités idéologiques et
littéraires avec le symbolisme pour orienter le bergsonisme vers une philosophie pour le
temps présent, opposée aux formes institutionnalisées et scolarisées de la pensée réflexive.
Le Roy ancre la philosophie bergsonienne du côté du conventionnalisme en le dédouanant de
son anti-rationalisme supposé et en le rapprochant de la philosophie pragmatiste. S’il ne
convainc pas les philosophes rationalistes, Le Roy va dessiner les traits de la signification
philosophique du bergsonisme comme pensée alternative : vitalisme, anti-cartésianisme,
réhabilitation de Pascal. La « prise » que réalise Charles Péguy sur l’œuvre de Bergson est
très différente : alors que Le Roy réinsère l’œuvre de Bergson dans une philosophie
chrétienne remise à jour, Péguy y voit un instrument de libération humaine contre le
déterminisme matérialiste. Quant à Georges Sorel, il inventera un « bergsonisme de gauche
», qui prend à rebrousse-poil la célèbre distinction bergsonienne entre le moi profond et le
moi social, considéré comme superficiel et abaissé de ce fait. Pour Sorel, « la vie intérieure
est une chimère, l’homme est un être social ». Analysant finement les premières
appropriations, passablement contradictoires, de l’œuvre de Bergson , F. Azouvi montre
parfaitement à quel point l’œuvre est suffisamment ouverte et fluide pour donner prise à des
lectures différentes, ontologiquement aussi bien que politiquement. Entre 1900 et 1907,
Bergson publie peu, mais les commentaires de son œuvre prolifèrent et sa reconnaissance
internationale s’accroît rapidement.
F. Azouvi analyse avec précision la manière dont l’Evolution créatrice, publiée en
1907 et
destinée à expliciter la philosophie de Bergson, va marquer un tournant important dans la
réception de l’œuvre. L’attaque menée par des scientifiques, aux premiers rangs desquels
figurent le biologiste Félix Le Dantec et le mathématicien Emile Borel, va installer le livre dans
un espace polémique nouveau : en retour, l’ouvrage va faire l’objet d’une défense et d’une
appropriation par des collectifs non professionnels. Un tel détour n’est pas unique dans
l’histoire de la philosophie : l’œuvre contestée par les pairs peut être reconnue par d’autres
publics, ici un public cultivé de composition très diverse. Ce sont les milieux catholiques qui
réagissent d’abord avec enthousiasme, avant d’être refroidis par l’assimilation de Bergson au
modernisme, et sa mise à l’Index. L’Evolution créatrice est aussi un signe de
ralliement pour
les philosophes pragmatistes, dont la cote monte alors rapidement en France. Bergson
devient aussi le héros des avant-gardes artistiques, alors que Bergson ne cesse de pratiquer
un solide conservatisme en matière esthétique. On mesure sans peine, grâce à l’analyse
fouillée de François Azouvi, l’ampleur des malentendus et des contradictions que suscite le
succès populaire du bergsonisme. Majoritairement appropriée par la droite, la philosophie
de Bergson donne également lieu à des lectures de gauche, qui tendent à disparaître dans
l’entre-deux-guerres. La jeune garde philosophique d’inspiration marxiste, au premier rang
desquels il faut compter Georges Friedmann et Georges Politzer, auteur d’un pamphlet
destructeur (La fin d’une parade philosophique) voit désormais en Bergson
l’idéologue par
excellence de la bourgeoisie. Indépendamment de leurs affiliations philosophiques, les
membres de la nouvelle génération philosophique (Aron, Sartre, Bachelard, Canguilhem) vont
chercher ailleurs leur répertoire de questions philosophiques et contribuent à faire de
Bergson le philosophe d’un temps révolu, lui qui avait été, au début du siècle, l’incarnation
de la contemporanéité conceptuelle.
À la fin de sa vie, Bergson est couvert d’honneurs (il obtient le Prix Nobel de littérature en
1928) et est considéré comme un « classique de la philosophie ». Il a sans doute perdu du
crédit lors de sa polémique contre Einstein, particulièrement dans Durée et
simultanéité
(1922), abandonnant sa position très moderniste pour un conservatisme qui s’attachera à la
réputation du Bergson des dernières années. Les premiers succès de Sartre et l’émergence
d’un style philosophique radicalement différent déclassent rapidement le bergsonisme
comme la philosophie d’un âge révolu.
L’histoire de la vie de Bergson est donc une histoire plutôt triste. Qui se souvient en effet
que Bergson a été un philosophe célèbre, demande François Azouvi ? Bergson a été le
premier philosophe français à faire l’objet d’une célébrité internationale instantanée, à
associer l’exercice du magistère philosophique avec une notoriété devenue inséparable de
l’activité intellectuelle. Bergson est lui-même resté fort discret sur les effets en retour
possibles de sa gloire sur sa propre activité philosophique. Il ne fait pas de doute qu’il ait
goûté aux plaisirs de cette reconnaissance, mais peut-on évaluer leurs conséquences sur le
développement de l’œuvre, particulièrement lors de la maturité ? Bergson a-t-il été jusqu’à
un certain point prisonnier des appropriations successives dont il a été l’objet ? L’ouvrage de
F. Azouvi ne nous permet pas de répondre sur ce point : la discrétion sur soi dont n’a cessé
de faire montre l’auteur des Deux sources de la morale et de la religion (1932) dont
la
réception montre bien que Bergson est devenu un philosophe inactuel, nous interdit
d’ailleurs toute conjecture à ce sujet. S’il s’apparente, sous certains aspects, à l’écrivain
d’avant-garde et au créateur marginal, Bergson n’en reste pas moins un professeur de la
Troisième République. La conclusion de F. Azouvi permet d’inscrire, au moins de manière
prospective, le moment bergsonien dans une histoire plus longue, qui fait place au statut
social du philosophe et à son insertion dans la sphère publique. Bergson a été le
contemporain d’un mouvement de professionnalisation de la philosophie, que j’ai étudié
dans un ouvrage déjà ancien, les Philosophes de la République. Bien des gestes de
Bergson
peuvent se comprendre comme une réaction aux nouvelles contraintes que fait peser sur
l’exercice du métier l’exigence technique et ésotérique lié aux transformations du monde
universitaire. Bergson s’affranchit des règles scolaires, mais ne sort pas du monde scolaire :
c’est ce qui explique peut-être que son audace conceptuelle ait des limites. Bien que F.
Azouvi n’évoque pas ce point de vue, on peut se demander si ce n’est pas cette combinaison
d’une dénégation très assurée du scolaire et d’une forme de timidité sociale qui ne permet
pas de caractériser la position singulière de Bergson. On entre ici dans le domaine de la
sociologie historique, qui aurait nécessité de décrire l’espace des possibles dans lequel se
mouvait Bergson. On le sait, ce n’est pas le choix d’analyse effectué par l’auteur de la
Gloire
de Bergson. Il n’est pas question de demander à ce livre ce qu’il ne peut pas offrir. Il
permet
en tout cas à ceux qui auraient dans leur jeunesse adhéré sans interrogation à la
représentation d’un Bergson « idéologue de la bourgeoisie » créée par Politzer et reprise par
les marxistes, d’accéder à une vision plus complexe de l’œuvre, qui ne supprime pas
magiquement toutes ses ambiguïtés, mais aussi ses richesses potentielles. Pour tous ceux
auxquels importe le renouvellement de l’historiographie philosophique, la lecture de ce livre
s’impose sans réserve.
References
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